L’étonnant pouvoir 
des odeurs

Les odeurs sont un outil thérapeutique puissant. 
Depuis quinze ans, l’hôpital de Garches propose des ateliers olfactifs à ses patients ayant subi un traumatisme crânien ou un AVC : récit 
d’une sortie de coma grâce à des effluves de menthe…

Frédéric a 19 ans. C’était un passionné de rugby et de tir à la carabine. Plutôt gourmand, il appréciait toutes les sucreries. « Surtout le chewing-gum à la menthe : il en mâchonnait à longueur de journée ! », précise sa mère. Mais tout ça, c’était avant. Avant l’accident. Avant que sa mère ne passe ses journées à son chevet à espérer son réveil. Désormais, ce corps d’ado est alimenté par une sonde. Finis, les chewing-gums à la menthe… 

Frédéric est dans le coma. Accident de moto, traumatisme crânien, il est arrivé à l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches il y a trois mois. Malgré le silence et l’immobilité totale de ce corps, l’équipe soignante propose à la mère de Frédéric de tenter une approche thérapeutique encore méconnue du grand public, l’olfactothérapie. Depuis 2001, les odeurs sont en effet un des outils du service neurologique de Garches. Fruit d’un long travail de recherche scientifique, une « mallette à odeurs » a été spécialement conçue, avec 180 formules choisies pour leur pouvoir d’évocation : on y trouve l’odeur de lavande, de foin, de crayon à papier, de mer, de café… Le contenu de chacun des petits flacons peut faire resurgir une émotion du passé. 

C’est Patty Canac qui conduit les ateliers. Experte en olfaction et professeure à l’Institut supérieur international du parfum, de la cosmétique et de l’aromatique alimentaire de Versailles (ISIPCA), elle a intégré il y a quinze ans l’équipe de rééducation de l’hôpital de Garches, pionnière en la matière. Patty raconte sa première consultation avec Frédéric. « Alors que je m’approche du lit de ce jeune homme blessé, je suis très émue. Il ne peut plus manger, parler, ni même bouger. Son grand corps a gardé les rondeurs d’une adolescence gourmande, mais ses fonctions vitales passent par des tuyaux. Ses yeux sont ouverts mais restent figés. Malgré tous les essais thérapeutiques, il ne montre aucun signe de retour à la vie. Pas un battement de cils, aucune expression sur son visage. Ni les soins, ni les photos de son frère ou de son chien, ni la musique de ses disques préférés, ni les câlins de sa mère ne l’ont sorti de sa prostration. On le dirait enfermé dans un monde inaccessible. À la vue de ce corps figé, je me demande ce que je viens faire là avec mes petits flacons…Comment mes odeurs pourraient- elles quoi que ce soit pour Frédéric, alors que les équipes médicales ont déjà tout tenté ? »
Evoquer les souvenirs des patients
Avant d’aller à la rencontre de Frédéric, Patty Canac a cherché à connaître l’univers olfactif du jeune homme et ses habitudes alimentaires, afin de savoir quelles odeurs pourraient évoquer son passé. L’olfaction est un sens lié à la respiration, donc même une personne dans le coma peut percevoir les odeurs : sentir ne nécessite aucune action consciente. Patty s’est donc longuement entretenue avec la mère de Frédéric, qui lui a parlé de la passion de son fils pour les chewing-gums à la menthe.
C’est cette piste qu’elle a décidé d’explorer, en choisissant dans la mallette olfactive le flacon menthe verte, car « c’est celle qui évoque le mieux les chewing-gums », précise l’olfactothérapeute, avant de poursuivre le récit de sa rencontre avec Frédéric : « J’ouvre le petit flacon, je plonge dedans une touche olfactive [petite bandelette de papier buvard destinée à être imprégnée de l’odeur]. Je place la touche imbibée de menthe juste sous les narines de Frédéric. J’attends un moment… Rien ne se passe. Silence pesant, corps figé. Je remue à nouveau la touche imbibée de menthe. À droite, puis à gauche… La narine droite frémit ! Mais aussitôt après réapparaît ce visage figé comme un masque. Le mouvement a été si fugace que je me mets à douter. Ai-je rêvé ? Une nouvelle fois, je trempe la touche olfactive dans le flacon de menthe. Quand je la rapproche des narines de Frédéric, elles se mettent à tressaillir ! Cette fois, il n’y a aucun doute. Je peux observer le mouvement de palpitation qui anime ses narines. Puis ce sont ses yeux qui se mettent à bouger ! Voilà trois mois qu’ils étaient rivés au mur de la chambre, mais au moment où il a senti l’odeur de menthe, ses yeux ont bougé ! Ils reviennent vers le mur puis se dirigent vers ma main. Enfin, son regard croise le mien. Il m’observe fixement. Mon visage doit être si radieux que Frédéric esquisse lui aussi une mimique souriante. Je suis bouleversée. » Finalement, le jeune homme sort du coma. Quand il retrouvera l’usage de la parole, il expliquera que l’odeur de menthe lui a évoqué les chewing-gums qu’il aimait tant.
Toutes les séances n’ont pas un effet aussi sidérant, mais l’intensité exceptionnelle des souvenirs olfactifs vient en aide à de nombreux patients ayant subi un traumatisme crânien ou un AVC – certains ne reconnaissent plus le visage de leurs proches, d’autres ont carrément perdu le langage. Du fait du lien très étroit entre les circuits neurologiques olfactifs et ceux des émotions, les odeurs agissent comme un outil thérapeutique, même lorsque les lésions du cortex ont entraîné la perte de certaines facultés cognitives. L’odorat est en effet un sens primaire, directement relié aux émotions, alors que les mots qui expriment et analysent l’odeur ne viennent que dans un second temps.
L’émotionnel pour retricoter la mémoire
Pour reprendre l’exemple de Frédéric, une fois l’odeur de menthe entrée dans ses narines, elle a déclenché un influx nerveux qui a rejoint le système limbique, là où se trouvent hypothalamus, amygdale et hippocampe. Ces structures cérébrales profondes contrôlent la mémoire et les comportements affectifs, au point qu’on a pu parler d’un cerveau de l’émotion : c’est là que l’information nerveuse « menthe » a réveillé le souvenir des chewing-gums. Une évocation très puissante : la méthode expérimentale démontre qu’une odeur rappelle avec plus d’intensité les souvenirs qu’une photo.
De plus, l’odeur est capable de raviver des souvenirs très anciens de notre petite enfance (avant 10 ans), au contraire des images ou des sons qui rappellent des souvenirs plutôt situés entre 11 et 20 ans. Dans les ateliers olfactifs de l’hôpital, le but n’est pas de faire reconnaître les odeurs mais de laisser surgir un souvenir émotionnel. Ainsi, souligne Patty Canac, « il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, d’autant que chaque odeur de la mallette est une formule chimique composée de dix à quinze ingrédients. Si je fais sentir l’odeur étiquetée “cave”, un patient évoquera peut-être un voyage en Inde ; cela n’a rien d’étonnant car l’un des composants de cette formule est le patchouli ; c’est donc bien à la recherche de ses souvenirs indiens que j’accompagnerai la personne. Les souvenirs olfactifs sont très personnels. Chez Frédéric, la menthe a évoqué les chewing-gums, mais un autre patient aurait pu l’associer aux pastilles Vichy de sa grand-mère, un autre au thé à la menthe de son enfance marocaine… ». Cette approche thérapeutique requiert une grande écoute et pas mal d’intuition pour être capable de suivre le fil subjectif des souvenirs du patient et laisser se dérouler la bobine de ses émotions olfactives. Pour, in fine, lui permettre de retricoter sa mémoire…

Samuel Socquet

Article paru en janvier 2016 dans Inexploré, le magazine de l’INREES

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