ENFANCE ET ART CONTEMPORAIN

L’animation accorde une place inégale aux pratiques artistiques en général et à l’art contemporain en particulier. Il touche pourtant la plupart des enfants, même les plus jeunes.

Des lits lumineux, accrochés au plafond, c’est le « Grand Sommeil » de Claude Lévêque ; Sophie Calle, allongée dans son lit en haut de la Tour Eiffel, demandant à chaque spectateur de lui raconter une histoire, ou encore des peintures murales, signées Ben, qui investissent la rue : l’art contemporain détonne, questionne, agace, passionne… Et déconcerte nombre d’adultes, pour qui les propositions de certains artistes ne cadrent pas avec l’idée qu’ils se font d’une « œuvre d’art ».
Les enfants, eux, ne se posent pas la question de l’art. Encore moins de l’œuvre. Ils entrent en relation avec un objet. Cette absence de présupposé leur permet de plonger au cœur de l’œuvre, voire même de produire un discours « proche de ce que pourrait dire le commissaire de l’exposition, ou l’artiste lui-même, pour peu qu’on canalise un peu leurs réactions », observe Benjamin Bardinet, responsable de l’activité éducative du Palais de Tokyo, à Paris. Lors d’une exposition du musée parisien, les réactions des enfants face aux œuvres ont justement été diffusées aux spectateurs, guidés ainsi par plus jeunes, plus réceptifs qu’eux. « Les enfants n’ont pas cette retenue qu’entraînent les codes et la culture, ils font preuve d’une grande ouverture. Rien ne leur semble incroyable ou incongru. Ils ont souvent un regard très juste », confirme Elisabeth Turgaut, responsable des services du public de la Biennale d’Art Contemporain de Lyon. Le regard neuf, les enfants, avides d’expérimentation, trouvent dans les artistes contemporains des alter ego à leur mesure : ils produisent des objets qu’il faut toucher, inventent des installations dans lesquelles on pénètre, imaginent des performances interactives…
Le corps en jeu
Très souvent, les œuvres d’art contemporain proposent en effet des expériences sensorielles. Or « dès lors qu’une œuvre implique le corps, ça fonctionne très bien auprès des enfants » poursuit Benjamin Bardinet. L’art contemporain s’applique à brouiller les frontières entre art et vie, à dépasser les limites du musée et de la ville. Il utilise souvent des matériaux ordinaires voire de récupération, mélange les modes d’expression (musique, image animée, etc.), il renvoie les enfants à leur quotidien. Mais « avec les adolescents, on est déjà dans une réaction proche de celle des adultes. S’ils n’ont pas été initiés, ils peuvent être aussi hermétiques qu’eux », précise en revanche Nicolas Orange, plasticien, ancien animateur et directeur de centre d’animation, aujourd’hui enseignant en arts plastiques. « La seule manière d’entrer dans l’art contemporain est d’accepter de mettre des points d’interrogation sur certaines œuvres. C’est long et, pour un adulte ou un adolescent, cela demande d’acquérir des codes ». Cette difficulté explique notamment pourquoi les centres d’animation accordent une place inégale à l’art contemporain. Les propositions liées au champ artistique nécessitent la plupart du temps une équipe sensibilisée à ce sujet or, « ni l’art, ni l’art contemporain ne font partie des spécialisations du Bafa, où on est plutôt dans une approche manuelle et technologique » rappelle encore Nicolas Orange. Ainsi, lorsque des projets sont initiés par des accueils de loisirs autour de l’art contemporain, ils sont souvent l’initiative d’un directeur ou d’un animateur sensible aux actions artistiques. Bien souvent, les propositions émanent des musées eux-mêmes. Où l’on déplore l’absence de projets pérennes, et la difficulté d’établir des relations avec les accueils de loisirs, principalement du fait d’un changement constant des équipes d’animateurs. Autre frein : les prix. Si dans les musées municipaux les propositions sont le plus souvent gratuites, ce n’est pas le cas dans les institutions à financement mixte. Comme l’explique Patrice Chazotte, chef du service Programmation jeune public du Centre Georges Pompidou : « le centres préfèrent les visites libres, car nos animations sont relativement chères » (132 € avec ateliers plastiques). Idem au Palais de Tokyo (70 € la visite), où les demandes affluent davantage lorsque des offres spéciales sont proposées. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur la période 2006- 2007, 47 % des visites guidées de groupes au Palais de Tokyo sont destinées aux scolaires, contre 8 % pour les accueils de loisirs. Concernant les visites libres, les centres ne représentent que 1 % d’entre elles, contre 97 % de scolaires.
Des forces de proposition
L’accès à l’art contemporain est aussi affaire de volonté politique. La municipalité de Montrouge, qui se revendique ville d’art contemporain, a mis en place un dispositif transversal qui permet, depuis deux ans, de mener une action auprès des écoles et des accueils de loisirs de la ville. Elle a donné naissance à un programme suivi tout au long de l’année. Résultat : Pousses d’art, une exposition inaugurée en mai dernier autour de deux œuvres monumentales créées par deux centres de loisirs, ainsi qu’une œuvre réalisée par la plasticienne Carole Chaix en collaboration avec 70 enfants des centres d’animation. Une thématique, la récupération, a été choisie avec eux. Grâce à ce projet, les enfants ont pu ainsi vivre, de l’intérieur, le processus de création d’une œuvre, et se rendre compte que celui-ci demande une grande maîtrise de l’espace et de la matière, mais aussi du geste et de la lumière.
À Lyon, durant la Biennale, des visites et des ateliers sont mis en place tous les mercredis depuis deux ans avec une artiste invitée, autour de propositions thématiques adaptées sur mesure pour les enfants handicapés. À Marseille aussi, le FRAC (Fonds Régional d’Art Contemporain) PACA met en place des visites guidées suivies d’ateliers interactifs. « Il s’agit d’une occasion unique pour nos enfants de se frotter à cet univers artistique qu’ils n’auraient jamais eu l’occasion de découvrir avec leur famille. En outre, ils apprennent beaucoup car ils posent des questions que nous, adultes, n’osons pas toujours formuler », souligne Karimen Boubzari, responsable du secteur Enfance de la Maison pour Tous du quartier Panier-Joliette où, à la suite de l’exposition au FRAC de Joachim Mogarra, une action régulière a été mise en place au centre de loisirs, avec Pascale Lefèvre, artiste qui travaille à l’encre de Chine.
Tous les enfants ne sont pas des fanas de sport…
La demande des enfants existe bel et bien, comme le remarque Isabelle Champenois, animatrice du Centre de Loisirs Joliot-Curie de Villejuif, dont les enfants de 4 et 5 ans ont participé au projet Artimôme proposé par le MacVal. Le Musée d’Art Contemporain du Val de Marne, ouvert depuis 2005 à Vitry sur Seine, mène une réflexion particulièrement innovante auprès du jeune public. « C’était la première fois que nous proposions aux enfants une activité différente de celles proposées habituellement, sport ou autres, explique-t-elle, ils ont tous adoré, étaient très attentifs à la visite guidée par un artiste, puis à l’atelier organisé au cours d’une autre journée. C’est important de leur faire vivre aussi ce type d’expériences, car une partie des enfants ne sont pas sportifs et sont en demande d’animations plus tranquilles, ou tournées vers la création et l’échange ». L’animatrice déplore toutefois le manque de suivi, et considère qu’un projet sur un semestre ou une année serait plus bénéfique. C’est justement le parti pris de Montrouge, où Sophie Gazagne, chargée des affaires culturelles, précise que « le projet départemental Traverses – thème : au fil de l’autre – dans lequel s’inscrit l’exposition Pousses d’art, permet aux animateurs de bénéficier d’une action suivie sur plusieurs années. Grâce à ce fil conducteur, on initie les enfants en créant une véritable ouverture, à laquelle l’école n’a pas toujours les moyens de donner accès. » Les centres d’animation ont même mis en place le Prix Cristal, décerné par quinze enfants à un artiste exposé durant le Salon.
Médiateurs au musée
Parce que les animateurs sont rarement initiés à l’art contemporain et ne savent pas toujours comment appréhender les œuvres, le CAPC (centre d’arts plastiques contemporains) de Bordeaux leur réserve un accueil particulier. Chaque vendredi qui suit un vernissage, le musée accueille les animateurs des centres de loisirs pour une visite sur mesure de la nouvelle exposition. Lorsqu’ils reviennent avec leurs groupes d’enfants, ils connaissent donc déjà les œuvres susceptibles de toucher les jeunes. « Nous recherchons aussi des biais pour que la visite soit moins formelle que si elle était faite avec l’école, car les enfants sont dans un cadre récréatif », précise Stéphane Mallet, médiateur culturel du musée. Pourtant, comme au Palais de Tokyo, les groupes de scolaires demeurent les plus nombreux : 90 % des visites en 2007, contre 10 % pour les centres sociaux et d’animation.
Au CAPC en 2007, les animateurs ont également eu l’occasion de suivre une formation sur la médiation à l’art contemporain, durant 4 jours. Un projet mis en place par la Communauté de communes et l’Ufcv. Un court-métrage a été tourné pour l’occasion, réunissant les paroles de médiateurs, animateurs et plasticiens. Il a pour vocation d’être diffusé sur les lieux de formation pour y amorcer une réflexion sur la pratique de l’art contemporain. Par ailleurs, un accueil de plasticiens sur le domaine de la Frayse a permis d’y installer des œuvres dans l’univers même des enfants. En 2008, trois résidences de création appelées Contre-Courant ont été proposées à des jeunes et des enfants, dans le cadre d’ateliers avec plasticiens, circassiens, marionnettistes, vidéastes et slameurs, qui donnent lieu à des expositions, films et spectacles. Stéphane Guenet, chargé de l’action culturelle auprès de la Communauté de communes des coteaux bordelais qui finance ce projet triennal, observe que « la présence des artistes sur le domaine a permis aux enfants de participer à l’élaboration des œuvres et de nouer une rencontre avec l’artiste et son travail », comme ce fut le cas avec Nicolas Orange et ses « cocktails Molotov », bouteilles de plastique remplies de couleurs et plantées dans la terre à la manière d’un parterre de fleurs. Il explique : « Les enfants sont venus spontanément lorsqu’ils m’ont vu dans le champ en train d’y planter mes fleurs. En une heure, ils étaient vingt autour de moi, curieux, qui voulaient m’aider ». Il se souvient aussi que la plupart des animateurs n’ont pas eu la même curiosité. « Ils ont d’abord commencé par interdire aux enfants de me rejoindre, puis ont fini par les laisser venir une fois la relation installée avec les enfants. C’est la curiosité des animateurs qu’il faut absolument réveiller ! » conclut l’artiste.
Stéphanie Airaud, chargée de l’Action éducative et du jeune public pour le MacVal, confirme : « c’est beaucoup plus difficile avec les animateurs, qui attendent des médiums traditionnels. Si ça marche très bien avec les enfants, c’est parce qu’ils sont ouverts à toutes les formes d’expression. Ils entrent de plain-pied dans les œuvres dès qu’on leur donne la possibilité de s’exprimer par la parole, le jeu, le corps. La force de l’art contemporain, c’est justement de demander une posture très différente de celle attendue à l’école. » Une posture qui permet d’appréhender le musée comme un lieu de vie et d’expérience. Un lieu de rencontre aussi, avec des artistes et des créations, dont la découverte permet de se connaître soi-même et de s’ouvrir aux autres.

Samuel Socquet – Enquête parue en juillet-août 2008, dans Anim’ Magazine n° 171-172.

Focus : pourquoi faire entrer l’art contemporain dans les centres d’animation ?
> plus tôt on initie les enfants, plus ils seront sensibles aux différentes formes d’expression artistique ;
> grâce aux ateliers, ils appréhendent le travail de création du point de vue du producteur, l’artiste, et non uniquement comme des spectateurs ;
> la découverte de l’art contemporain suscite leur curiosité, stimule leur imaginaire, et leur donne aussi des clés pour poser un regard plus distancié sur le monde d’aujourd’hui ;
> contrairement à une idée reçue, il ne faut pas plus de bagage culturel pour appréhender une œuvre d’art contemporain que pour un tableau de Poussin ou de Rembrandt… L’art contemporain nous parle d’aujourd’hui et s’inscrit dans l’époque où évoluent les enfants : forme, matériaux, univers plastique, tout leur parle de leur vie quotidienne.

Focus : trois projets innovants :
100 boîtes d’exposition. Créées spécialement, ces boîtes pédagogiques peuvent être empruntées par les centres d’animation pour réaliser des activités autour de l’art contemporain sur des thématiques spécifiques : la couleur, l’objet, la peinture, l’écriture, etc… (CAPC de Bordeaux).
Journée interdite aux parents. Parents et animateurs restent à la porte de l’exposition, la visite est guidée puis les enfants rencontrent un artiste (Biennale de la jeune création européenne de Montrouge).
Chemin de fer. Visite sur mesure et atelier de création où l’artiste se place sur un pied d’égalité avec les enfants pour montrer qu’il n’est pas besoin d’être plasticien pour créer, mais qu’il s’agit d’une dynamique. (MacVal de Vitry).

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