Matthieu Mégevand: «Prendre la vie dans sa totalité»

À l’occasion du salon «Livre Paris», rencontre à Genève avec l’écrivain Matthieu Mégevand, nouveau directeur des éditions Labor et Fides.

Nommé à la tête des éditions suisses Labor et Fides en juillet 2015, Matthieu Mégevand n’a pas pour autant cessé d’écrire. « C’est pourtant ce que j’avais prévu : quand on m’a proposé ce poste, j’ai pris la décision d’interrompre l’écriture. D’autant que je venais aussi d’avoir une petite fille. » Entre ce nouveau travail et sa paternité toute fraîche, l’écrivain est persuadé qu’il n’aurait plus l’espace de créer. Renoncer à l’écriture, pour un temps, a donc fait partie de son choix. « Mais ma résolution n’a pas tenu plus de 15 jours ! J’ai juste changé ma manière d’écrire et me suis mis à grappiller chaque seconde. Dans un train, le soir… »

Un changement de son rapport au temps, mais pas à la création : Matthieu Mégevand écrit depuis l’âge de 12 ou 13 ans. Des textes de rap, à l’époque. Un recueil de nouvelles, Jardin secret. Un roman, Les Deux aveugles de Jéricho, où deux personnages sourds à leur « monde interne » rencontrent un clochard christique. Des poèmes, aussi. Et d’autres textes non publiés. « Me demander pourquoi j’écris, c’est comme me demander pourquoi je mange. C’est une nécessité. D’ailleurs, l’obstination créatrice est le thème du livre que je suis en train d’écrire. »

Malgré l’absurde

Obstiné, Matthieu Mégevand l’est dans sa quête. Avec Ce qu’il reste des mots, un récit paru chez Fayard, il s’est engagé pendant des mois dans un véritable corps à corps avec la question du non-sens. Son texte, à la fois philosophique et littéraire, tente de penser l’impensable : un soir de 2012, dans un tunnel à Sierre, en Suisse, 22 enfants venus de Belgique décèdent dans un accident d’autocar. Aucune défaillance technique, aucune négligence humaine n’expliquent que le car ait pu percuter le mur du tunnel.

« Qu’ai-je donc à rétorquer à cette désespérance ? », se demande l’auteur, qui s’empare pourtant du drame car, écrit-il plus loin, « il ressemble beaucoup à nos vies. […] Dans nos existences, on ne se trouve jamais face à un enchaînement d’événements clairs et concis, qui sont identifiables et amènent à un dénouement ». Pour « sortir de l’aporie », l’auteur convoque tout à tour Sénèque et le stoïcisme, Camus et l’absurde, Quignard et le néant, la poésie de Jaccottet… Il prend le parti de s’ouvrir « à tout, sans présupposé, et donc à Dieu ». Pour comprendre l’absurde en dépit de Dieu, l’auteur part pour Rome rencontrer un cardinal qui disserte sur le mystère sans parvenir à le convaincre, il décortique les limites de la toute-puissance de Dieu avec le philosophe allemand Hans Jonas, il espère avec Etty Hillesum. « Malgré Auschwitz, elle a réussi à s’élever. » Etty la mystique, qui s’adresse à Dieu en écrivant : « Tu ne peux pas nous aider mais c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. »

Avide de sens et rempli d’élans

Cette fragilité, dont même Dieu n’est pas épargné, traverse le récit de Matthieu Mégevand qui évoque aussi le cancer, le sien, diagnostiqué alors qu’il avait tout juste 22 ans. Comme en écho avec le drame de Sierre, l’auteur écrit : « Ce cancer n’a d’autre explication que sa propre factualité. Il a été, et aurait tout aussi bien pu ne pas être. Mais il fut, et il a donc fallu faire avec. » De fait, après des mois de traitements éprouvants, il en sort « avide de sens et rempli d’élans ».

Dix ans plus tard, l’élan est toujours là : après un master à l’École pratique des hautes études puis quelques années de journalisme, notamment au Monde des Religions, Matthieu Mégevand accepte de prendre les rênes de Labor et Fides.

À 32 ans, il est un des plus jeunes directeurs de la maison genevoise, fondée il y a 92 ans et aujourd’hui l’un des principaux éditeurs protestants de langue française. « Dans la continuité de mon prédécesseur, je veux poursuivre le décloisonnement. » Sans remettre en cause l’identité de la maison – les ouvrages de recherche en théologie protestante, y compris la théologie systématique qui «renouvelle la pensée» –, il poursuit ce chemin d’ouverture avec sa propre sensibilité, celle d’une spiritualité « qui laisse la place au doute, au tâtonnement ».

Doutes et non-foi

Le lectorat historique se réduit, comme se réduisent le nombre d’individus qui se disent croyantes. « Paradoxalement, souligne l’éditeur, la question de la spiritualité intéresse de plus en plus. Dans cette quête intime, nos contemporains ont moins besoin d’une identité religieuse. Mais ils ont soif d’une manière nouvelle de s’interroger, de questionner les textes. Pour que rayonne l’esprit protestant, il faut donc le réinventer. »

De fait, l’éditeur publie Francine Carrillo et sa foi humble et fragile ou Marion Muller-Colard qui, avec sa spiritualité pleine de doute, appartient à ces théologies contemporaines qui le touchent car elles «posent la question de Dieu d’une manière inédite». Épaulé par une petite équipe de deux personnes, l’éditeur précise qu’il envisage aussi une collection « dans laquelle des écrivains, athées, s’exprimeront sur leur “non-foi .” »

La non-foi, Matthieu Mégevand connaît : après une enfance genevoise et catholique, il est un adolescent athée. Il devient protestant pendant ses études. «La liberté dans le rapport aux textes, la primauté de la raison sur le dogme… J’ai eu le sentiment que, débarrassée de ses carcans, je trouvais là le cœur de la foi chrétienne.» Il se sent proche de la théologie du Process, celle d’un André Gounelle qui permet, écrit-il, de « s’accorder à la raison sans rien céder au mystère ».

Emprisonner un nuage

Quand ont l’interroge sur sa foi, il nuance : « Dieu est un élan difficile à garder toujours présent en soi. Longtemps, j’ai été guidé par le principe qu’il n’y avait rien et qu’il ne resterait rien. Certes, je me suis peu à peu ouvert à une autre réponse, mais la transcendance n’a pas remplacé la vacuité. Elle s’y est plutôt ajoutée. Le doute demeure. La foi, je vis ça comme un balancement. »
À la question de savoir si la maladie a joué un rôle dans ce retournement, il répond par cette image : « Quand on marche sur un chemin et qu’on tombe, la chute ne nous apprend rien sur le chemin. Sauf qu’il y avait un caillou dessus. Cette chute aurait pu arriver, ou ne pas arriver : il me semble que le monde, en tant que tel, est plutôt chaotique. »

Dix ans après sa « chute », l’écrivain revient sur cette maladie dans un récit à paraître ce mois-ci, Les Lueurs. Le romanesque s’y entrelace à la quête des souvenirs, qu’il va débusquer dans les replis de sa mémoire – où il ne les trouve pas toujours : «Ce qui me “hante”, comme le dit Sarraute, ce n’est pas tant la maladie elle-même que le souvenir qu’elle a laissé.»

Il précise que s’il a attendu toutes ces années pour se pencher sur cet épisode, c’est qu’«on ne s’approche pas impunément de ce qui a failli vous tuer». Il le fait pourtant, malgré la difficulté de l’entreprise : «Peut-on seulement transmettre ces bouffées de mort ? Ces sensations d’asphyxie ?» Il s’en approche, même si «donner chair aux souvenirs, c’est fixer une fois pour toutes ce qui par nature est flou et inconstant. C’est emprisonner un nuage».

Matthieu Mégevand, lui, ne semble pas s’être laissé emprisonner par sa fonction, où d’autres verraient une charge. «Je sais où se trouvent mes potentialités de sens : dans les arts, la littérature, les relations avec ceux que j’aime. C’est ça qui enrichit ma vie, j’en ai besoin», conclut-il, comme en écho à la dernière phrase de son récit : «S’émerveiller, s’émouvoir, et produire de l’amour. Notre unique réponse.»

Samuel Socquet

Article paru le 17.03.2016 dans l’hebdomaraire Réforme n° 3649

Ce qu’il reste des mots, Matthieu Mégevand
Les Lueurs, Matthieu Mégevand

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