«J’aurais pu dénoncer ma mère pour le régime de Kim»

De passage à Genève, deux activistes nord-coréennes décrivent la vie dans leur pays, qu’elles ont fui

«Ça ne me dérange pas que Donald Trump dise «mon ami» à propos de Kim Jong-un.» Celle qui s’exprime ainsi ne peut pas être suspectée de connivence avec le dictateur de Corée du Nord. Elle a subi les camps de travail pour avoir tenté à plusieurs reprises de fuir son pays.

Mais si elle juge favorablement les déclarations du président américain lors du sommet de Hanoï où il rencontrait, à la fin de février, son homologue nord-coréen, c’est par pragmatisme: «En tant que partenaires dans les discussions actuelles, ils doivent pouvoir se parler.» Elle perçoit donc comme un atout la «relation très spéciale» que Trump dit entretenir avec Kim Jong-un.

Dénoncées trois fois

Park He-jin est le pseudo de cette activiste nord-coréenne qui ne révèle pas son identité pour ne pas mettre en danger sa famille, et notamment son père, qui vit encore en Corée du Nord. Elle avait 10 ans quand, avec sa mère, elle a franchi pour la première fois la frontière chinoise, toute proche de son village. Au cours de sept années de clandestinité – la Chine n’accorde pas le statut de réfugié aux Nord-Coréens – elles ont été dénoncées trois fois à la police chinoise.

À chaque fois, le scénario était le même: reconduite à la frontière, remise aux autorités de Corée du Nord, camps de travail, où elle a été internée à trois reprises. À 17 ans, elle parvient à fuir définitivement son pays pour la Corée du Sud. Un pays d’où elle lutte pour les droits humains de ses concitoyens.

Park He-jin était de passage à Genève lundi avec sa compatriote Lee Ji-young – elle aussi avance masquée pour ne pas compromettre la sécurité de ses proches restés au pays. Avant leur rencontre au Département fédéral des affaires étrangères mercredi, ces deux trentenaires sont venues témoigner à l’invitation d’Amnesty International auprès de plusieurs missions diplomatiques de ce qui se passe dans leur pays en vue de l’Examen périodique universel de la Corée du Nord. Ce programme du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, auquel tous les pays sont soumis, permet à la société civile de formuler des recommandations précises pour améliorer les droits humains. Par exemple ceux des femmes.

« Battues chaque jour »

«Ma mère a subi des violences domestiques très graves, se souvient Park He-jin. Beaucoup de mes amies sont battues chaque jour par leurs maris. Pour la police, ce sont des affaires privées et l’homme est le chef de sa famille. Ça n’a rien à voir avec la Corée du Sud, où ces violences sont poursuivies comme des crimes.»

«Dans mon pays je me sentais comme une esclave», abonde Lee Ji-young, qui souligne que l’oppression des femmes est profondément ancrée dans la culture de Corée du Nord: «On n’a aucune liberté de choix en matière sexuelle. On est obligées de se marier – à 24 ans vous êtes une «hors caste» si vous êtes encore célibataires. Famille et belle-famille vous mettent la pression pour que vous fassiez des enfants.» Elle-même raconte avoir été arrêtée pour avoir porté un pantalon, conduite au poste de police, où son vêtement «non conforme» a été confisqué. Les Nord-Coréennes doivent porter des jupes.

La faim au ventre

Pourtant, ce n’est pas la condition des femmes qui a conduit Lee Ji-young à fuir son pays. Ni ce «sentiment d’oppression émotionnelle quotidien, qui s’ajoute à l’oppression politique». Si elle a quitté son pays, «c’est d’abord et avant tout à cause de la faim», affirme la jeune femme. Dans les années 90, la famine a fait entre un et deux millions de morts. Aujourd’hui, les habitants souffrent encore de pénuries alimentaires chroniques. La Corée du Nord a enregistré en 2018 ses pires récoltes. Près de la moitié de la population a besoin d’aide humanitaire, selon l’ONU.

La mère et la sœur de Lee Ji-young ont fui le pays avant elle. Pourquoi ne les a-t-elle pas accompagnées? «Je n’étais pas au courant de leur projet de départ. J’avais été conditionnée par l’idéologie officielle qu’on nous enseigne à l’école. J’étais très loyale envers le régime. Si j’avais su qu’elles voulaient quitter le pays, je les aurais dénoncées.» Mais après le départ de sa mère et de sa sœur, le régime prend des mesures. «Ils m’ont forcée à quitter l’armée où j’effectuais mon service militaire. Je travaillais au Département de la sécurité d’État». Elle s’est retrouvée isolée, tenaillée par la faim. Et aussi surveillée en permanence, second motif de son départ. Depuis la Corée du Sud, sa mère a fini par la convaincre de la rejoindre. Pour la première fois de sa vie, elle prenait un ascenseur et entrait dans un restaurant – réservés aux officiels du régime dans son pays. Elle pouvait aussi se promener le soir, alors que le Nord est plongé dans le noir dès la nuit tombée. Et œuvrer pour l’unification de son pays. «Je pense que 99% des Nord-Coréens y sont favorables. J’ai de l’espoir. Et même si les deux pays ne trouvent pas de terrain d’entente, il faudrait au moins que les familles séparées puissent garder le contact.»

Samuel Socquet

Cet article est la version longue de celui publié le 11.03.2019 dans 24 heures et dans La Tribune de Genève.

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