Exilés à nos portes

Erythréens, Irakiens, Syriens… Qui sont les réfugiés qui franchissent la Méditerranée? Où vont-ils? Comment les gouvernements européens font-ils face à cet exode massif? 

Depuis le début de l’année, l’Office international pour les migrations (OIM) estime que 475 000 personnes sont venues chercher refuge en Europe après des semaines, des mois parfois, d’un trajet périlleux. Pour la majorité, ces femmes, ces enfants et ces hommes s’enfuient de leur pays pour sauver leur vie. 40 % sont syriens. Les autres sont irakiens, congolais, afghans, soudanais… Parmi ceux qui ont réussi à sortir sains et saufs de leur pays, des milliers se sont noyés en mer ou ont été asphyxiés au fond d’une cale ou d’un camion. L’année dernière, l’OIM recensait plus de 3 200 décès en Méditerranée, un chiffre déjà presque atteint cette année. Au total, depuis 2011, 6 exilés meurent chaque jour avant d’avoir atteint les côtes européennes.
Vu d’Europe, l’afflux de réfugiés semble massif. Pourtant il ne représente qu’une infime partie de l’exode. Selon les estimations du HCR (Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés), la Turquie compte 2 millions de réfugiés (syriens à 90 %), la Jordanie 600 000 (soit près de 10 % de sa population) et le Liban 1,7 million, soit un habitant sur trois. À ce jour, la France s’est engagée à en accueillir 34’000 sur deux ans (soit 0,05 % de la population).
Jusqu’à cet été, la plupart passaient par la Méditerranée pour rejoindre la Grèce et l’Italie. Depuis quelques semaines, les réseaux criminels du passage ont ouvert une voie terrestre, via la Turquie puis les Balkans. Marco Martiniello, professeur de sociologie à l’université de Liège et spécialiste des questions de migrations, estime que les passeurs soutirent entre 4 000 et 7 000 euros à chaque Syrien qui fuit vers l’Europe. « On parle d’une crise des “migrants”, mais ce terme évoque des personnes qui vont et viennent pour des raisons diverses, avec en arrière-fond la suspicion de migration économique. Or, les personnes qui demandent l’asile fuient la guerre et le chaos. Pour la plupart, ce sont des réfugiés de fait », insiste Marco Martiniello.
Une Europe dispersée
En 2014, l’Europe a reçu 628 000 demandes d’asile (dont 123 000 du fait de Syriens), soit une augmentation de 240 % depuis 2010, avant la guerre en Syrie. La plupart cherchent à rejoindre le nord de l’Europe, surtout l’Allemagne (202 000 demandes d’asile) et la Suède (81 000), selon Eurostat.
Comment les pays européens font-ils face à la situation ? Côté allemand, la chancelière Angela Merkel a promis que son pays serait en mesure d’accueillir 800 000 réfugiés, mais, devant l’afflux massif de ces dernières semaines, elle a annoncé le rétablissement des contrôles aux frontières. Au Royaume-Uni, David Cameron insiste sur un nécessaire appui humanitaire au Proche-Orient. Lors de sa visite d’un camp de réfugiés au Liban la semaine dernière, le Premier ministre britannique rappelait que son pays était le premier contributeur européen, avec une aide de 1,3 milliard d’euros, et annonçait des moyens supplémentaires pour scolariser les enfants dans les camps du Proche-Orient. En Hongrie (un pays qui au second trimestre a enregistré 15 fois plus de demandes d’asile par habitant que la France), le Premier ministre Viktor Orbán a opté pour l’édification de clôtures barbelées antimigrants. Ceux qui tentent de les franchir sont repoussés avec des gaz lacrymogènes et des canons à eau.
António Guterres, Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, a appelé la Hongrie à « respecter ses obligations légales et morales », et souligne que les États doivent « gérer leurs frontières d’une manière compatible avec le droit communautaire et international ». Notamment celui de demander l’asile, qui est garanti par la Convention de Genève de 1951. C’est elle qui définit la notion de réfugié, un statut juridique à travers lequel les États signataires s’engagent à protéger les personnes persécutées dans leur propre pays. Parmi les demandeurs d’asile, tous n’obtiendront pas cette protection. En 2014, l’Ofpra l’a accordée à 96 % à des Syriens mais seulement à 15 % d’Érythréens.
La crise actuelle met en évidence l’absence de politique communautaire en matière d’asile – « et souligne la nécessité d’en établir une, en revenant aux fondamentaux de la solidarité », ajoute Marco Martiniello. Au printemps, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, avait pressé les chefs d’État européens de prendre leurs responsabilités. La semaine dernière, le Conseil des ministres de l’Intérieur réuni à Bruxelles n’est pas parvenu à un accord sur la répartition des réfugiés. Ni sur la création de «hot spots», ces centres de contrôle et d’enregistrement qui seraient situés aux frontières de l’espace Schengen.
L’aggravation de la crise
Cet été la crise s’est aggravée avec, pour le seul mois d’août, 160 000 réfugiés et de nouveaux naufrages meurtriers. Le 2 septembre, la photo d’un tout jeune enfant syrien, Aylan, mort noyé sur un rivage turc, a déclenché une vague d’émotion eu Europe. « La France est prête à prendre sa part », a affirmé François Hollande, infléchissant l’approche française. Il a proposé « un mécanisme permanent et obligatoire d’accueil des réfugiés pour répartir l’effort entre tous les pays européens ». Le gouvernement annonce que les demandes d’asile des Syriens seront traitées en quelques semaines (un délai qui avait déjà été réduit à 3 mois l’année dernière), et que de nouvelles places d’hébergement seront créées. Parallèlement, un renfort policier a été prévu, pour lutter contre les migrants « indésirables ». Le ministre de l’Intérieur, dans la lettre qu’il adresse le 6 septembre aux maires de France pour les appeler à la solidarité, écrit qu’il faut «distinguer les migrants économiques irréguliers qui doivent être reconduits, et les demandeurs d’asile qui ont besoin de protection ».
Inquiétées par ces prises de position, une cinquantaine d’associations chargées de l’accueil et de l’accompagnement des réfugiés, dont la Fédération de l’Entraide protestante, ont signé le 10 septembre une lettre ouverte adressée à François Hollande. Elles se disent « choquées qu’il soit envisagé de rejeter d’emblée certaines catégories de personnes […] alors que la complexité croissante des causes de départ rend de plus en plus difficile la distinction entre asile “politique” et exil “économique”. Rejeter ceux qui sont déjà plongés dans une extrême précarité, parce qu’ils seraient “pauvres” et non “réfugiés”, n’est pas acceptable ».
Florent Guéguen, directeur général de la FNARS (fédération qui rassemble 870 associations de solidarité), se félicite de l’accueil d’urgence auquel la France s’est engagée, mais appelle à ne pas négliger les réfugiés déjà présents sur le territoire. « Faute de place, les deux tiers des demandeurs d’asile vivent déjà dans des squats, des campements, ou des hébergements d’urgence, où ils doivent attendre jusqu’à deux ans avant d’obtenir le statut de réfugié – qui n’est accordé qu’à 28 % des demandeurs », rappelle-t-il. Selon lui, les 11 000 places promises par Bernard Cazeneuve, et prévues depuis le printemps, n’y suffiront pas.
La mobilisation citoyenne qui s’exprime depuis le début du mois ne mettra pas fin à la guerre en Syrie, mais elle peut être un élément de la réponse à la crise actuelle. Cet élan est notamment soutenu par des initiatives inédites comme celle de Singa, une association créée en 2012 : via sa plateforme CALM (Comme à la maison) elle met en lien des réfugiés avec des particuliers qui leur proposent un logement (en Ile-de-France pour l’instant), qui sont prêts à les accompagner (cours de français, aide à la recherche d’emploi…) ou qui souhaitent simplement partager une activité comme le sport. Cette mobilisation, qui pourrait contribuer à changer le lien avec l’exilé, s’inscrira-t- elle dans le temps ?•
Samuel Socquet
Article paru le 24.09.2015 dans l’hebdomadaire Réforme n°3625

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